jeudi 28 janvier 2010

Phill Niblock























Voilà c’est – déjà – le quatrième soir et ce festival d’hiver organisé par le Sonic aura passé bien trop vite. C’est le dernier soir mais pour dire toute la vérité c’est celui que j’attends avec le plus d’impatience et de curiosité : ce n’est pas tous les jours que Phill Niblock passe par chez vous et en l’occurrence cela risque bien d’être la dernière fois vu l’âge déjà avancé (76 ans) de ce vénérable patriarche à barbe blanche de la musique minimaliste. Laissez tomber Reich et consorts, ces académiciens du répétitif et du minimalisme, laissez également tomber tous les faiseurs de drone à la chaîne et écoutez Phill Niblock, authentique génie musical et (pour une fois) artiste total. Ce n’est vraiment pas usurpé.
Comme pour le soir précédent la population du Sonic se mélange entre les habitués, les poivrots, les stéphanois, les grenoblois, les curieux, les connaisseurs de Niblock et quelques filles délurées. Finalement l’audience est tout à fait honorable alors que l’on pouvait franchement craindre le pire. Un premier motif de satisfaction. Le programme est divisé en deux parties : d’abord Pierce Warnecke aka Transitoire puis Phill Niblock, avec ou sans l’adjonction de Warnecke.























Transitoire a donc la très lourde tâche de commencer. Il n’y a absolument rien de déshonorant dans la musique de ce jeune homme, bien au contraire, mais l’effet d’abord l’élève puis le maître risque fort de jouer totalement contre lui. La première partie de son concert est donc une diffusion – ça veut dire qu’il pousse le bouton ON de sa bécane et que ça fonctionne tout seul, comme lorsque tu écoutes un disque à la maison dans ton salon douillet sauf que là la sono du Sonic a de quoi te rendre complètement sourd. Derrière sur un grand écran des images d’ouvriers dans une scierie en Malaisie (?) et des images de ce qui pourrait bien être une procession funéraire (en tous les cas il y a du religieux là dedans) sont diffusées, opérant d’abord un certain contraste avec la musique puis là rejoignant – je pense à la séquence du train – dans une certaine impression de malaise intemporel et de vide poétique.
La seconde partie du concert de Transitoire consiste elle en une manipulation en direct et par ordinateur de sons tirés d’une guitare posée à plat et bidouillée à l’aide de différents éléments perturbateurs, un ebow par exemple (un archet électronique en français), ce petit boitier dont se servent beaucoup trop de guitaristes dits expérimentaux et sans imagination. A l’inverse de ces contemporains Pierce Warnecke s’en sort très bien avec son joujou, il développe des sons loin de toute standardisation numérique (le ebow a ce don très énervant de générer des sons d’une platitude extrême) et fait voyager sa musique au gré d’une imagination fertile.
Peut être un peu trop fertile parce que je finis par trouver le temps long – impression déjà eue sur la première partie mais de façon moindre parce que compensée par les images du film – Transitoire/Pierce Warnecke se relançant lui-même au gré de méandres sonores finissant par trop sentir la caricature. Manque peut être un peu plus de sécheresse dans le propos et/ou d’approfondissement dans les textures de son pour que la musique de Transitoire devienne réellement un objet aux possibilités infinies ne cherchant pas à se regarder lui-même (parce que l’infini c’est le truc recherché par ce genre de musique, non ?).
















Contrairement aux organisateurs du festival qui ont déjà eu cette chance je n’ai encore vu un concert de Phill Niblock. Enfin, voir c’est un bien grand mot si on considère qu’il ne s’y passe rien de visible. Niblock installe sur une petite table placée sur le côté de la salle tout son dispositif de diffusion (un laptop, une mini table de mixage, un verre de vin rouge et encore deux ou trois autres trucs non-identifiés. Il lance ses machines, s’accoude à la table et se tourne vers l’écran toujours placé dans le fond de la scène pour regarder les images qui défilent*. Ces images c’est lui-même qui les a tournées dans les années 50, elles sont parties intégrantes d’un projet appelé The Movement of People Working qui comme son nom l’indique représente principalement des ouvriers agricoles les pieds dans la boue et les mains dans la merde en train d’effectuer des travaux vraiment dur – ou pas, comme cette séquence assez énigmatique où l’on voit des mains fabriquer des fagots de paille de blé parfaitement exécutés en forme de cylindres retenus par du papier journal ou bien cet autre passage avec la machine qui fabrique des longues nouilles de riz. On assiste ainsi à toutes sortes de travaux des champs mais aussi à des scènes de pèche ou à la fabrication de parpaings.
Quel intérêt me direz-vous ? D’abord je trouve ces images très belles dans leur crudité et leur côté primaire. Les cadrages excluent souvent les têtes des personnes filmées, il y a énormément de plans serrés sur des dos, des bras, des épaules, sur l’effort physique tout simplement. La plupart des protagonistes sont des hommes et toutes les images diffusées ce soir au Sonic ont été tournées en Chine.























Ces images qui offrent un contraste saisissant avec la musique de Phill Niblock. Alors qu’elles représentent une réalité dure, tangible, concrète, la musique est elle complètement abstraite. De quels éléments est elle composée ? On sait que Niblock se sert d’enregistrements de musiciens – l’exemple le plus connu c’est la pièce Guitar Too, For Four composée à partir d’accords joués par Rafael Toral, Kevin Drumm, Lee Ranaldo, Alan Licht ou Thuston Moore – pour élaborer des masses sonores souvent énormes qui se superposent, glissent les unes contre les autres, créant des frottements et des décalages harmoniques et donnant vie à une musique aux résonnances proches du recueillement ou de la transe (cela dépend comment on la prend mais le résultat est le même, aboutissant à une sorte de béatitude assourdissante qui n’a rien à voir du tout avec un quelconque effet léthargique néo baba). Décrire l’effet que procure la musique de Niblock est très difficile en cela qu’il relève presque exclusivement de l’expérience, celle du concert/diffusion en l’occurrence et que désormais je me rends bien compte qu’écouter les disques – même s’ils sont excellents – se révèle complètement incomplet.
Le côté terrien de ces images datant de cinquante années confronté au côté spirituel et chamanique de la musique en elle-même continue de soulever un profond émoi. Phill Niblock est a n’en pas douter un magicien des sons, bien au dessus de la mêlée, au-delà des chapelles et des écoles. Inclassable. Peut être tout simplement parce qu’il est autodidacte – sa spécialité d’origine c’est l’image, d’où la diffusion de films pendant ces concerts. Il n’est pas non plus idiotement adulé ni cité en référence par des technomen en bonnet péruvien en mal de référencement artistique et trop conscients qu’ils ne produisent qu’un grand vide. Il n’est pas récupérable et oui il incarne bien une forme de création absolue, une forme au-delà de la perfection parce que ne se cantonnant jamais à ce qu’elle exprime à un moment donné/précis. Une forme sans limites donc non définissable/mesurable/quantifiable/estimable réellement. Le mouvement c’est la vie, la vie c’est le mouvement. Et on est en plein dedans. Tout simplement.

* de temps en temps il boit aussi un gorgeon, vérifie sur son téléphone mobile que personne ne l’a appelé ou semble lutter contre le sommeil