jeudi 31 mai 2012

Ambarchi & Brinkmann / The Mortimer Trap





Suite des aventures discographiques d’Oren Ambarchi pour le label Black Truffle records. Après Imikuzushi, un troisième album en compagnie de Keiji Haino et de Jim O’Rourke, l’australien a cette fois ci enregistré avec Thomas Brinkmann qui – les spécialistes le savent déjà – est l’un des pontes de la techno minimal allemande ayant émergé dans les années 90. Cette association n’a en soi rien d’étonnant puisque on soupçonne depuis longtemps Oren Ambarchi d’être un garçon aussi ouvert que curieux : que Audience Of One, son dernier album solo en date pour Touch records, soit un demi échec n’enlève rien au fait que le musicien/compositeur est aussi allé explorer d’autres musiques avec ce disque.
Non, ce qui surprend le plus à propos de The Mortier Trap c’est d’apprendre que cette pièce tourne autour du For Bunita Marcus composé par Morton Feldman en 1985. Voilà qui semble être une fausse bonne idée : For Bunita Marcus est l’une des pièces pour piano solo les plus belles et les plus sensibles écrites par le plus grand compositeur de la fin du XXème deux années seulement avant sa mort et en hommage à son élève préférée et amie. Et le seul point commun qu’un esprit chagrin pourrait trouver entre For Bunita Marcus et The Mortimer Trap, c’est la durée extensible de ces deux pièces qui chacune s’étale au delà des 70 minutes.
C’est un fait que la musique de Morton Feldman s’étend sur la durée, est semi aléatoire et économise ses moyens. Elle ne peut pas être qualifiée de musique minimaliste en ce sens qu’elle n’est pas répétitive (comme celle d’un Steve Reich ou même celle d’un LaMonte Young) mais elle s’adonne malgré tout à un certain minimalisme car – particulièrement dans le cas de For Bunita Marcus – chaque note joué jouit d’une double vie, aussi courte qu’éternelle. La musique de Morton Feldman est tel un flot incessant de notes et que celles-ci soient jouées de manière ténue, forte, lente ou rapide ne change rien au fait que l’on entend comme une litanie spectrale et enveloppante. Chaque note est reliée aux autres comme au sein d’un système plus vaste. Imaginez-vous allongé une nuit d’été en train de contempler un ciel sans lune et par conséquent chargé d’étoiles. Si chaque étoile ou planète scintillant à vos yeux émettait en même temps un son, ce que vous entendriez serait très proche d’une composition de Morton Feldman. Comme un gouffre sans fin de notes décrivant l’harmonie immatériel née du chaos lointain de l’univers en expansion.
The Mortimer Trap réussit son pari dans le sens où Oren Ambarchi et Thomas Brinkmann ont composé une musique formellement extrêmement éloignée de celle de Feldman (utilisation de modes opératoires propres à la musique électronique moderne, de samples ou de manipulations sonores) mais dont les effets, mais les effets uniquement, finissent par être similaires. Au début on pense avoir seulement affaire à une énième – quoiqu’excellente – resucée ambient/drone de l’idiome électronique or The Mortimer Trap est également surchargé de détails (grésillements spectraux, fausses pulsations, accidents sonores, rythmique pointilliste, nappes sonores taillées au laser et même des voix) qui grouillent dans la masse, en font intégralement partie et finalement lui donnent vie. Un peu comme les cheminements impromptus empruntés par les notes libérées par Morton Feldman.
Si on ne connait pas la musique du compositeur américain, au passage l’une des plus belles musiques du monde, ou bien – hypothèse stupide mais malheureusement plausible – si on ne souhaite pas la connaitre, on peut écouter The Mortimer Trap tel quel puisqu’en définitive l’hommage imaginé par Ambarchi et Brinkmann ne lui ressemble absolument pas. Mais ce long morceau est vraiment très beau, son évanescence finit par devenir complètement folle et par bonheur on doute également que The Mortimer Trap puisse se terminer un jour car il y a un réel sentiment de bien-être qui se dégage de cette musique, sorte de chill out métaphysique. Cet « hommage » tient donc plus de l’intention que du résultat formel.